Peut-on travailler à la compostabilité des projets pédagogiques ? De 2008 à 2022, le projet i-voix a connu une dynamique, une longévité et une diffusion exceptionnelles. 14 générations d’élèves ont publié en ligne 28 581 articles autour de plus de 200 œuvres littéraires, classiques et contemporaines. Leurs travaux ont été parcourus par plus de 3 millions de visiteurs et ont donné lieu à 22 500 commentaires. Mené au lycée de l’Iroise à Brest par Jean-Michel Le Baut et au Liceo Cecioni à Livorno par Marina Marino dans le cadre d’un partenariat etwinning, le projet s’arrête en juillet 2022. En traçant de beaux chemins pour l’enseignement du français, pour la réconciliation des cultures littéraire et numérique, pour l’entrée de l’Ecole dans cette société de la connaissance et de la publication où chaque élève peut devenir lui-même producteur de ressources et acteur culturel…
Explorer de nouvelles modalités d’écriture
Au fil des ans, le projet a travaillé à sa propre compostabilité pour se régénérer en permanence. D’une année à l’autre, le défi a été de renouveler le corpus des œuvres et/ou d’explorer de nouvelles modalités d’écriture. Conçu à l’origine comme un espace ouvert de valorisation des écrits d’appropriation d’élèves, le projet s’est transformé au fil du temps en laboratoire pédagogique : il s’est agi peu à peu de déployer en ligne des formes nouvelles de textualité et de sociabilité, de favoriser une pédagogie de plus en plus créative et collaborative, de construire une communauté apprenante au long cours, d’expérimenter et d’inventer un humanisme numérique.
Un projet pédagogique innovant est-il toujours, fatalement, « une première dernière fois » (Jankélevitch) ? Autrement dit, quelle durabilité et quels prolongements pour le projet i-voix ?
Dans un ultime article, d’ancien.nes élèves i-voix témoignent des effets à long terme d’un tel travail. Le projet a favorisé désir d’apprendre et pouvoir d’agir : esprit d’audace et de liberté, engagement, bienveillance, confiance en soi, gout de la lecture ou de l’écriture, citoyenneté numérique, influences sur les choix et pratiques professionnelles… En particulier dans le domaine de la création artistique (animation, écriture, poésie, rap…), tant les élèves se sont sentis auteurisés par le projet : « Je me souviens, raconte Florine (saison 2010-2011), de l’adaptation d’un poème d’Isabelle Pinçon que j’avais réalisée en animation ; mon tout premier essai, et le point de départ de ce qui fait ma vie au présent ! I-voix nous a donné un souffle, la pichenette qu’il fallait pour qu’on puisse enfin avoir envie d’apprendre, de participer, d’écrire, toutes ces choses qui nous faisaient peur parce que soumises à la pression constante des notes et du sérieux. » Aussi dans le secteur éducatif, tant le projet semble avoir suscité chez les élèves le désir de continuer non seulement à créer mais aussi à transmettre, en particulier avec le numérique. « Aujourd’hui, écrit Hannah (saison 2014-2015), en tant que future professeure d’anglais, ce projet qu’est i-voix m’a donné de nombreuses idées pour mes élèves et les projets que l’on peut faire, pour l’usage du numérique en cours. ».
Un jardin partagé
Les productions i-voix sont accessibles en ligne, en mode Creative Commons by nc-sa. Il s’agit bel et bien de REL, de Ressources Educatives Libres, selon la définition que leur donne l’UNESCO : « Les ressources éducatives ouvertes (REL) sont des matériels d’enseignement, d’apprentissage et de recherche sur tout support – numérique ou autre – relevant du domaine public ou publiés sous licence ouverte, qui autorisent leur consultation, leur réutilisation, leur utilisation à d’autres fins, leur adaptation et leur redistribution gratuite par d’autres avec peu ou sans restriction. Les REL font partie des « solutions ouvertes », au même titre que les logiciels libres et ouverts, le libre accès, les données ouvertes ainsi que les plateformes de production participative (crowdsourcing). » Le projet i-voix montre combien l’Ecole peut amener chaque élève à produire et partager de telles ressources.
Le projet i-voix, tel un jardin partagé, a d’ailleurs toujours participé d’une logique des communs. Dans cette coopérative lycéenne, résolument, la littérature n’appartient pas à l’Ecole, les œuvres n’appartiennent pas aux livres, les savoirs n’appartiennent pas aux programmes, la transmission n’appartient pas à l’enseignant. Dans cet antimanuel de français, écrit par les élèves eux-mêmes, mouvant, inachevé, multimédia, ce qui se joue, c’est l’invention collective d’une nouvelle relation aux savoirs : non plus cette vision patrimoniale de la culture, sacralisée, écrasante, fermée, que véhicule traditionnellement l’Ecole, mais une conception de la culture comme ouverte, vivante, contributive, où chacun, enseignant.e et élève, peut circuler et agir librement pour devenir à son tour créateur de savoirs et de productions culturelles.
Tout le contenu i-voix peut donc, encore et toujours, être récupéré, réutilisé, imité, adapté, par des enseignant.es qui y trouveront des pistes d’activités pédagogiques comme par des élèves d’autres établissements qui ne manquent pas de venir y chercher des éléments à copier et transformer. Les démarches i-voix peuvent désormais inspirer dans les classes des pratiques variées, écrites, orales, multimodales, voire des projets équivalents de pédagogie contributive et d’éducation active à la publication. D’ores et déjà, le travail a essaimé, comme en témoignent, sur le territoire breton, d’autres fablabs littéraires et pédagogiques : le blog « Voix-Elorn » au lycée de l’Elorn à Landerneau, la fabrique littéraire « Fictif.fr » au lycée Kerichen à Brest, le site « A fleur de mots » au collège Armand Brionne de Saint-Aubin d’Aubigné, le « Scriptorium » de la Faculté Victor Segalen de l’Université de Bretagne Occidentale …
Pour Morgane (saison 2014-2015), i-voix a permis de « nous amuser avec les lettres, avec les mots, avec les livres, avec les auteurs, avec les lecteurs, avec les autres élèves de la classe, avec le professeur, avec les images, avec les langues, avec le monde. ». Puisse se diffuser cet esprit i-voix : une autre façon, à l’Ecole, de fabriquer la connaissance et de faire société, en mode coopération ouverte.
Puissions-nous partager la volonté et la conviction d’écrire ici collectivement le mot « Début ».
Jean-Michel Le Baut