Auteur d’un Éloge des communs (PUF, 2020), le sociologue Patrick Pharo répond, dans un article publié par Usbek et Rica le 30 mars 2020, aux questions de Lionel Meneghin dans le contexte de la crise du Coronavirus.
Extrait :
Le 12 mars dernier, lors de son allocution télévisée, le président de la République a insisté sur la nécessité que certains biens et services restent « en dehors des lois du marché ». Cette prise de conscience, que certains pointent comme tardive, fait écho à la publication récente de votre livre Éloge des communs. En quoi ces derniers constituent-ils un possible remède contre les maux actuels ?
Les « lois du marché » ne sont pas comme les lois déterminées de la physique : elles peuvent prendre toutes sortes de formes, bien qu’elles soient inhérentes à la vie des humains, qui ont tous des désirs d’échange et de jouissance inscrits dans les dispositifs neurologiques de la récompense. Mon livre ne met donc pas en cause le marché, ni même le capitalisme, si cela signifie l’apport d’argent privé pour lancer des entreprises économiques. Il met en cause une orientation générale de l’économie à partir des années 1970, sous l’effet d’une philosophie politique néo-conservatrice qui visait explicitement à rompre avec les plans keynésiens d’après-guerre et à endiguer le développement des idées socialistes, encore puissantes dans les mouvements contestataires des années 1960.
Je montre dans mon livre que cette philosophie est en rupture avec le libéralisme classique, celui de John Locke par exemple, qui était très soucieux de ce qui reste à la communauté une fois que chacun a puisé dans les ressources communes ce qui lui permet de prospérer. Chez un philosophe comme Robert Nozick, au contraire, chacun a le droit de tout rafler, à condition qu’il n’empire pas immédiatement les conditions d’autrui. Le droit de propriété et d’enrichissement personnel est conçu comme radicalement indifférent à tout ce qui peut arriver non seulement aux autres, mais aussi à l’environnement naturel qui n’a jamais été pris en compte dans les calculs de l’économie néolibérale. Et c’est bien ce qui s’est produit dans l’histoire du capitalisme de ces quarante dernières années, que je caractérise comme « addictif » car toutes les digues réglementaires ou morales ont sauté devant l’expression des appétits, un peu comme chez un drogué qui repousse toujours plus loin les limites de sa consommation.
Les communs sont une alternative parce qu’ils consistent justement à prendre en compte, dans les biens convoités par n’importe qui, la part d’autrui ou la part commune, celle qu’il faut préserver, partager, et le cas échéant redistribuer si à un certain moment on a pris plus que sa part (ce qui est la définition de la justice chez Aristote). Le système de santé se révèle aujourd’hui comme un commun essentiel, qui ne peut que souffrir des tendances à la privatisation.