Fidèle aux intuitions de Joseph Wresinski, son fondateur qui avait lui-même l’expérience de la grande pauvreté, ATD Quart Monde est davantage un mouvement « politique » que seulement un mouvement de lutte contre la misère. Il porte un projet de société où l’égale dignité de chacun.e serait respectée. Il expérimente dans ses actions pilotes autour de la santé, de l’emploi, de la culture, du logement, de la culture et des loisirs, de l’éducation, etc., que de nouveaux fonctionnements pensés avec et à partir des plus pauvres peuvent bénéficier à tous. Car, à partir du moment où la dignité, la pensée et la parole du plus exclus sont respectées, personne n’est mis de côté.
Le premier « bien commun » qu’ATD Quart Monde identifie et invite à protéger, c’est cette égale dignité de tous les humains, c’est-à-dire le fait que chacun.e puisse être connu, reconnu, estimé, utile, en lien avec d’autres, non-discriminé, et de manière inconditionnelle, sans avoir à le « mériter » en passant par des épreuves qui reconnaîtraient le mérite de certains et le démérite d’autres. Bruno Tardieu explique dans Quand un peuple parle (pp. 238-240) que cette égale dignité et l’intelligence commune qu’ATD Quart Monde essaie de construire avec tous – ce « monde riche de tout son monde » – s’opposent aux principes du capitalisme1.
Ce bien commun de l’égale dignité va en particulier à l’encontre de l’individualisme prôné par le capitalisme2, car la dignité touche aussi à la reconnaissance de soi par autrui. Elle implique une relation à l’autre et une dimension plus ou moins importante de faire ensemble.
Il serait intéressant de continuer à travailler la notion d’égale dignité dans ce rapport à l’autre qui peut s’enrichir de la dimension d’un partage de ressources dans une perspective écologique. Ce désir d’être davantage relié à son voisinage est souvent exprimé dans les Universités populaires Quart Monde, comme celle de Nouvelle Aquitaine le 30 août 2019 qui a proposé d’adapter les critères des aides aux logement pour créer dans les logements sociaux des lieux où l’on met en commun certains moyens comme les machines à laver, ou encore l’Université populaire Quart Monde du 7 février 2020 à Rennes, où un participant a expliqué l’importance de pratiques écologiques qui recréent du lien, comme le fait de voyager à plusieurs : « Je rencontre des gens que je ne croisais plus dans la vie. C’est aussi de l’écologie : se voir, être ensemble, c’est une espèce d’écologie intérieure, c’est-à-dire gagner moins d’argent, consommer moins d’énergie… Ça rend plus proche des autres. »
Depuis quelques décennies que l’on constate les dégâts du dérèglement climatique et des désordres écologiques3, ATD Quart Monde doit-il intégrer la nature et le vivant dans ce bien commun de l’égale dignité de tous ? Très certainement.
Et, sans attendre, nous devons travailler tous ensemble à identifier et protéger les biens communs4 nécessaire à une planète saine et équitable, où chacun.e ait sa place.
Ce travail est celui d’ATD Quart Monde depuis 1957- et d’autres aussi. Un moment marquant en est le rapport de Didier Robert au Conseil économique et social en 2003, intitulé « L’accès de tous aux droits de tous par la mobilisation de tous », avec cette nuance qu’avec la notion de « biens communs », on interroge aussi la propriété de ces biens, leurs modes de production et de gouvernance, en pensant à la fois local et global.
En ce sens, la notion de bien commun va plus loin que celle de droit de tous. Il ne s’agit pas seulement que tous aient les mêmes droits d’accéder à un bien ou un service géré par d’autres, mais il s’agit aussi, au besoin, d’avoir un regard sur la gestion du bien ou du service (par exemple un centre de santé, un établissement d’enseignement…) afin de garantir qu’il ait assez de moyens pour satisfaire les besoins fondamentaux de tous, dans des conditions justes et écologiques.
Nous pouvons en effet par exemple penser l’accès de tous à une alimentation digne et saine, mais quel sens cela a-t-il si nous continuons de tolérer par ailleurs l’agriculture intensive, l’utilisation de pesticides, l’accaparement des terres en France et ailleurs, etc., pratiques qui vont le plus souvent à l’encontre d’une alimentation digne et saine ? Nous pouvons promouvoir des comportements de consommation sobres, mais quel sens cela a-t-il si les objets écologiques que nous utilisons sont fabriquées dans des pays lointains, par des enfants ou des travailleurs sous-payés ? Nous pouvons nous battre pour l’accès de tous à un emploi utile et décent, mais quel sens cela a-t-il si nous ne dénonçons pas les dizaines de milliards d’euros accordés en 2020 à l’industrie automobile et aérienne peu écologique et peu créatrice d’emplois, au détriment de centaines de milliers d’emplois qui pourraient être créés avec ces mêmes sommes dans la transition écologique et sociale ?
Penser ces biens communs au regard de l’écologie, de la grande pauvreté et de la crise sanitaire, économique et sociale actuelle, signifie aussi s’interroger sur la relocalisation des biens et services essentiels : qu’est-ce qui nous semble essentiel dans une société qui ne laisse personne de côté : l’alimentation, la santé, la monnaie… ? Nous pourrons ensuite penser la robustesse (faire en sorte que ces biens et services ne soient pas menacés) et/ou la résilience (faire en sorte que ils se relèvent s’ils ont été détruits) de ces circuits de production de l’essentiel.
Ces réflexions qui doivent associer tous doivent se conduire au moins à deux échelles : au niveau de chaque territoire (quartier urbain, commune rurale…) et au niveau national. On verra ainsi se dessiner des systèmes de gestion de ces communs à la fois différents et adaptés à chaque territoire, et également garantis par des lois nationales qui mobilisent les moyens et les fonctionnements nécessaires.
Parmi les biens communs à définir, il y en a un fondamental dont l’accès, la protection, la gouvernance et la propriété doivent être pensés à l’aune de la crise écologique et avec celles et ceux qui en sont le plus privés : l’emploi.