CULTIVER L’USAGE
On le sait, la propriété privée dans un système capitaliste et productiviste fait des ravages. Elle exacerbe la valeur marchande au détriment de la valeur d’usage. Elle permet l’accumulation sans limites écologiques ni égards de justice sociale. Ce n’est pas une nouvelle et ce n’était d’ailleurs guère mieux dans les systèmes féodaux, où la propriété impliquait un lien d’assujettissement du vassal envers le suzerain qui la lui garantissait. Sans parler du commerce d’esclaves qui donna au droit de propriété son extension la plus intolérable. Bien sûr, je prends à dessein les exemples les plus frappants ; cela pour dire que le sacro-saint droit à la propriété comporte ses failles, fautes et monstruosités.
Il n’est donc pas surprenant que ce droit ait toujours été questionné. Citons pêle-mêle les Diggers du XVIIe siècle portant haut et fort, dans une perspective autonome et égalitaire le droit de « bêcher, labourer et habiter » sans titre de propriété ni loyer ; les arracheurs de pieux de Jean-Jacques Rousseau ; la lutte du Mouvement des travailleurs ruraux sans terre au Brésil contre le système des latifundistes ; ou encore les mouvements successifs concernant le droit de glaner qui, même limité, n’a jamais disparu, comme le souligne l’historienne Florence Gauthier.
« Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : “Ceci est à moi”, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile, écrit Jean-Jacques Rousseau, dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755). Que de crimes, que de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : “Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne”. »
Contrairement à l’idée en vogue, la propriété n’est pas un pouvoir absolu. Le droit prévoit d’ailleurs de pouvoir la contourner dans certains cas au nom de l’intérêt général. Par exemple, quand des personnes dorment à la rue ou dans des camps de fortune alors que plus de 3 millions de logements sont vacants en France, l’État a le pouvoir et le devoir de réquisitionner les logements, publics comme privés.
« CRÉER DES LIEUX QUE PERSONNE NE POSSÈDE ET QUI SONT UTILES À BEAUCOUP »
Peut-on donc imaginer une manière d’habiter sans posséder ? Je ne parle pas ici de devenir locataire, ce qui induit une autre forme de dépendance, mais bien d’habiter sans posséder ni se soumettre ; en somme, de redéfinir droit de propriété et droit d’usage, à l’aune du travail colossal réalisé sur les communs, l’autogestion et la solidarité.
C’est la tâche à laquelle s’attelle depuis trois ans la foncière Antidote, en cherchant à neutraliser la partie la plus nocive de la propriété, l’abusus. Concrètement, si l’on prend l’exemple d’un arbre, l’usus donne le droit de dormir sous son feuillage, le fructus celui de manger ses fruits, et l’abusus le droit de le couper. Appliqué à un lieu collectif, neutraliser l’abusus revient donc à le sortir du marché afin qu’il ne puisse être vendu. Pour cela, la propriété en est confiée à un fonds de dotation, la foncière Antidote. Celle-ci, par le biais de baux emphytéotiques, va déléguer aux usagers tous les droits d’un propriétaire, sauf celui de vendre.
Ce dispositif permet de garantir la pérennité du lieu. Il permet également de s’épargner les questions de parts et de rachat lorsqu’une personne décide de s’en aller. Enfin, l’autonomie du projet est garantie par le fait que la propriétaire, la foncière Antidote, est une structure animée par des bénévoles, qui ne comporte ni bénéfices ni actionnaires, et dans laquelle le pouvoir ne peut être acheté.