Dans le dossier Écrire les communs. Au-devant de l’irréversible paru en mars dernier dans la revue Sens public, Cécile Jeanmougin et Valentine Porche s’entretiennent avec Tomislav Tomašević et l’Institut d’écologie politique de Zagreb.
Tomislav Tomašević et l’Institut d’écologie politique (IPE) de Zagreb ont entrepris de réaliser un premier inventaire et une mise en narration des expériences de communs dans l’espace territorial de l’ancienne Yougoslavie, publiés en 2018 sous le titre Commons in South East Europe (SEE).
Parmi les forces de cet ouvrage se trouvent une approche résolument critique des définitions « classiques » des communs héritées de Elinor Ostrom, entre autres, ainsi qu’une mise en perspective historique riche d’enseignements sur l’expérimentation d’une « propriété sociale » et d’autres pratiques de communs dans la Yougoslavie socialiste. Tomislav Tomašević, lui-même porte-parole d’un mouvement citoyen municipaliste nommé « Zagreb est à nous ! », mobilise les narrations produites dans le cadre de ses recherches pour légitimer les luttes politiques citoyennes en faveur des communs, de la préservation écologique et de la démocratie économique. Il explique, dans cet entretien, ce qui se joue entre la mise en mots des expériences de communs dans cette région et le renouveau des batailles politiques en faveur d’une réappropriation des espaces, des services et des politiques publiques.
L’article complet Écrire les communs pour appuyer les luttes citoyennes en Europe du Sud-Est est à consulter, discuter et annoter sur la Revue Sens Public.
Extrait :
Tomislav Tomašević et l’Institut d’écologie politique (IPE) de Zagreb ont entrepris de réaliser un premier inventaire et une mise en narration des expériences de communs dans l’espace territorial de l’ancienne Yougoslavie, publiés en 2018 sous le titre Commons in South East Europe (SEE). Parmi les forces de cet ouvrage se trouvent une approche résolument critique des définitions « classiques » des communs héritées de Elinor Ostrom, entre autres, ainsi qu’une mise en perspective historique riche d’enseignements sur l’expérimentation d’une « propriété sociale » et d’autres pratiques de communs dans la Yougoslavie socialiste. Tomislav Tomašević, lui-même porte-parole d’un mouvement citoyen municipaliste nommé « Zagreb est à nous ! », mobilise les narrations produites dans le cadre de ses recherches pour légitimer les luttes politiques citoyennes en faveur des communs, de la préservation écologique et de la démocratie économique.
Tomislav explique sous la forme d’un entretien ce qui se joue entre la mise en mots des expériences de communs dans cette région et le renouveau des batailles politiques en faveur d’une réappropriation des espaces, des services et des politiques publics.
J’ai rencontré Tomislav à Zagreb dans le cadre de l’organisation de la Green Academy, l’université d’été des mouvements de la gauche écologiste des Balkans. J’ai trouvé important de proposer cette parole et cette expérience singulière des communs, vécues en ex-Yougoslavie, aux scènes francophones des communs. La propriété collective et citoyenne de nombreux espaces publics, de lieux de production industrielle et d’entités naturelles était chose légale et répandue dans l’ancienne République fédérale et socialiste de Yougoslavie, dirigée de 1945 à 1981 par Josip Broz Tito et démantelée dans le drame des guerres civiles dans les années 1990. Intimement liés à ce passé politique, les communs en Europe du Sud-Est sont encore aujourd’hui les symboles d’une identité idéologique clivante, car profondément ancrée dans une pensée émancipatrice et anti-nationaliste. Ils deviennent des marqueurs politiques de combats pour la justice sociale, spatiale et environnementale face au rouleau compresseur des privatisations et des politiques d’austérité qu’implique la « transition vers le libéralisme ». En effet, les conditions de vie précaires génèrent des revendications et des formats politiques en décalage radical avec les institutions existantes, qui verrouillent la décision publique et refusent tout changement venu du corps social.
Dominations culturelles et solidarité dans les communs
Quiconque pratique et visite souvent la semi-périphérie européenne connait bien les débats sur la légitimité des savoirs et leur reconnaissance. Les communs s’inscrivent au coeur d’une tension mémorielle latente au sein des gauches européennes, qui est celle d’avoir appliqué un vocabulaire étatsunien et ouest-européen à des pratiques expérimentées de longue date sur l’ensemble du Vieux Continent et, plus récemment, dans certaines républiques socialistes, à l’Est donc. S’il ne s’agit pas ici de revendiquer la maternité de telle ou telle politique émancipatrice, il nous apparait pertinent de réencastrer certains pans de l’histoire sociale des communs dans le savoir collectif. Cela peut nous aider à identifier des expériences de terrain récentes, des expérimentations juridiques et territoriales à grande échelle, dans des espaces culturels peu imprégnés du libéralisme « à tout prix » du monde anglo-saxon. En effet, il est politiquement riche et nécessaire de prendre en compte une pluralité d’expériences et de discours en vue d’affirmer la légitimité du paradigme des communs.
La faible visibilité internationale dont bénéficient les expériences municipalistes actuelles en Serbie et Croatie, ayant pourtant notoirement déstabilisé le paysage politique des capitales Belgrade et Zagreb, porte préjudice à la force de ces combats et invisibilise les risques encourus par les personnes au coeur de ces mobilisations. Il nous apparait essentiel aujourd’hui de relier toutes les initiatives de communs et en faveur du municipalisme en Europe et dans le monde, afin de revendiquer une posture de solidarité internationaliste et de solidifier stratégiquement nos capacités de mobilisation, de visibilité médiatique et d’analyse politique de situations concrètes et immédiates.