Le dernier numéro de la revue Terminal est consacré aux Communs numériques. Dans leur article « Communs numériques : une nouvelle forme d’action collective ? », les coordinateurs du dossier, Mélanie Clément-Fontaine, Mélanie Dulong de Rosnay, Nicolas Jullien et Jean-Benoît Zimmermann, introduisent l’ensemble des articles.
Extrait :
Depuis une dizaine d’années, plus précisément depuis l’attribution du prix Nobel d’économie à Elinor Ostrom en 2009, les recherches sur la notion de communs ont bénéficié d’une reconnaissance accrue et se sont intensifiées. L’attrait pour les communs n’a cessé d’augmenter et de s’élargir à de nouveaux publics au sein notamment des chercheurs et enseignants, des militants associatifs et politiques, du grand public, des responsables des collectivités territoriales et des entrepreneurs. Un tel engouement a eu pour conséquence d’élargir les domaines d’application des communs, au risque de rendre la notion conceptuellement floue. Elinor Ostrom, qui avait consacré la majeure partie de ses travaux à définir le cadre et les outils analytiques de la gouvernance des ressources foncières et naturelles en tant que communs, a elle-même participé à cette extension en explorant au cours des années 2000 le concept de communs de la connaissance avec Charlotte Hess. Mais la mobilisation du concept est allée depuis bien plus loin et pour ce qui nous concerne ici, la notion de « communs numériques », si elle est largement répandue, nécessite d’être analysée et clarifiée. C’est l’objet de ce nouveau dossier de Terminal.
Le phénomène des communs s’inscrit dans une histoire déjà longue. On rappelle volontiers celle des prés communaux, plus particulièrement dans les Midlands au Moyen-âge au Royaume-Uni et leur démantèlement par le mouvement dit des enclosures au XVIe siècle et l’appropriation privative des terres, terminologie reprise par James Boyle (2003) pour décrire l’extension du champ de la propriété intellectuelle et l’enclosure du domaine public. Dans un entendement plus large, comme celui de la connaissance, des exemples fameux jalonnent aussi l’histoire comme celui relaté par Robert C. Allen (1983) du partage de la connaissance pour l’amélioration de la productivité des fours, dans l’industrie sidérurgique de la région de Cleveland, en Angleterre au XIXe siècle.
Pourtant, hormis les historiens, les chercheurs se sont peu intéressés à ces questions jusqu’à la publication en 1968 d’un article intitulé « La Tragédie des communs » dans la revue Nature, par le biologiste américain Garrett Hardin. Celui-ci dénonçait la menace de dégradation que le libre accès fait peser sur une ressource, comme un pâturage commun ou toute autre ressource. Il explique que le libre accès conduit à une surexploitation et à terme sape la durabilité de la ressource. Les travaux d’Elinor Ostrom viennent contredire les arguments de Garrett Hardin, sur le plan empirique comme sur le plan conceptuel en faisant la distinction entre libre accès et propriété commune, mettant ainsi en avant le rôle essentiel des règles et de la gouvernance dans la gestion de la ressource partagée. En ce sens, les critères de rivalité (la consommation du bien par un individu altère celle par un autre individu) et d’exclusion (de l’accès à la ressource) prennent une tout autre dimension dans la mesure où les règles de gouvernance ont précisément pour objet de concilier usage et préservation de la ressource.
Aujourd’hui, alors que le concept de communs est évoqué et revendiqué de plus en plus largement, on observe une tendance à déclarer comme relevant de ce concept un ensemble sans doute trop large d’activités, en entretenant le plus souvent la confusion avec ce qui relève de l’économie dite collaborative ou participative. De tels excès sont particulièrement notables dans le domaine des plateformes numériques, dans lesquelles se sont estompées les frontières entre production et utilisation des ressources. La dimension collaborative et de partage de ressources facilitées par ces plateformes masque bien souvent des stratégies de prédation sur lesquels de grands opérateurs fondent leurs modèles d’affaires. Ainsi, l’économie dite du partage, développée par Uber, Deliveroo ou Airbnb ne relève clairement pas du modèle de gouvernance des communs.
La catégorie de « communs numériques » s’applique à des biens ou des ressources qui diffèrent fondamentalement des communs naturels ou fonciers, ne serait-ce que par le fait qu’ils se rapportent à des ressources immatérielles, intangibles à l’égard desquelles les attributs originels des communs comme l’exclusivité, ne semblent pas ou mal s’appliquer. Dans ce sens, les « communs numériques » relèvent d’une proximité avec les communs de la connaissance abordés par Charlotte Hess et Elinor Ostrom à la fin de sa carrière, voire, ils pourraient n’être qu’un sous-ensemble de ces derniers, caractérisés par une production et une distribution indissociables des technologies numériques et une absence de rareté et d’épuisement propres aux ressources tangibles. Or, selon la définition proposée par Elinor Ostrom, la ressource autour de laquelle se construit un commun est rivale et sa gestion est assurée par un groupe défini qui profite de sa consommation et assure sa pérennité. Dans l’esprit des travaux d’Elinor Ostrom, Benjamin Coriat (2015) a contribué à définir et fonder une théorie des communs au carrefour de trois assertions : une ressource partagée, un système de répartition de droits et obligations, une structure de gouvernance « veillant au respect des droits et obligations de chacun des participants au commun».
La question des communs numériques se pose dans la mesure où il existe des dispositifs qui permettent de réserver l’accès à la ressource numérique à un cercle d’usagers habilités. Le chiffrement et les mesures de contrôle d’accès technologiques en font partie. Sur le plan du droit, la propriété intellectuelle (droit d’auteur, brevets, droits des marques, des bases de données, etc.) et les contrats d’utilisation sont aussi mobilisés pour rétablir une forme d’exclusivité, donnant ainsi naissance à de nouvelles formes d’enclosure (Boyle, 2003 ; Dulong de Rosnay et Le Crosnier, 2013).
7Pourtant, une ressource comme l’information ou la connaissance est susceptible, par nature, d’être utilisée par une population plus large que le groupe d’individus qui la produit et la gère. En conséquence, la préservation de la ressource commune nécessite une protection contre toute appropriation exclusive abusive. En outre, alors que la connaissance ne se dégrade pas au sens propre du terme, elle requiert un enrichissement, dans la mesure où un corpus de connaissances qui se fige perd inéluctablement de son utilité et de sa capacité à répondre aux besoins de toute nature qui sont sa raison d’être. C’est pourquoi, elle suppose des incitations à contribuer, un travail éditorial et de curation afin qu’elle soit localisable et identifiable, mais aussi une protection contre la pollution. Lorsque la ressource est objet d’un droit de propriété intellectuelle qui naît du seul fait de sa création (en particulier le droit d’auteur), les individus qui en sont les créateurs peuvent faire le choix d’en partager la jouissance et d’inviter tout un chacun à participer à son enrichissement. Les licences libres ont été pensées en ce sens de sorte qu’une ressource, objet d’une propriété individuelle, devient un commun lorsqu’elle est diffusée sous licence libre (Mélanie Clément-Fontaine, 2014).
La gouvernance d’un tel commun comprend alors une dimension interne et une dimension externe. La dimension interne régit le fonctionnement du groupe des producteurs qui fait vivre la ressource, la développe, l’améliore et l’enrichit, tandis que la dimension externe régente les conditions dans lesquelles les utilisateurs peuvent faire usage de la ressource. Elle a notamment pour fonction de protéger la ressource contre les appropriations abusives et favoriser sa prospérité et sa descendance par la production d’œuvres dérivées qui resteront dans le commun et continueront à l’enrichir.