Dans le cadre d’un numéro thématique pour Flux, Cahiers scientifiques internationaux Réseaux et territoires, un appel à contributions de recherche intitulé « Réseaux, territoire, communs » est proposé jusqu’au 2 décembre 2019, et consultable sur Calenda.
Popularisée par l’attribution en 2009 à Elinor Ostrom du prix Nobel d’Économie, la notion de communs réémerge et se développe dans différents champs des sciences sociales et économiques. Comment cette notion peut-elle amener à (re-)penser les modes d’émergence et de gouvernance de l’objet réseau et des services urbains collectifs associés ? Quelles sont les formes d’incarnation de la gestion de ces services répondant aujourd’hui effectivement à une logique de communs ? L’analyse de la gestion de ces réseaux et services peut-elle contribuer à enrichir, voire à discuter la définition actuelle de cette notion ? Telles sont les questions au cœur de cet appel à articles. Les approches critiques fondées sur des analyses et cas d’étude empiriques permettant de diversifier une pensée des communs essentiellement portée par des économistes sont plus particulièrement bienvenues.
Argumentaire
En 1968, le sociobiologiste Garret Hardin publie dans la revue Science un article intitulé « La tragédie des communs » (Hardin, 1968) : il y soutient que tout bien réputé « commun », en ce sens où il ne relève pas d’une propriété exclusive, est condamné à son épuisement prématuré. Et l’auteur d’en déduire l’inanité de tout autre régime de propriété que ceux de la propriété privée et de la propriété publique. Censé balayer une logique d’organisation économique et sociale jugée inepte, ce texte, par les réactions qu’il suscite, va au contraire être à l’origine du « retour des communs » (Coriat, 2013), principalement sur la base des travaux lancés à partir de 1983 par des chercheurs de l’université d’Indiana. L’attribution en 2009 du prix Nobel d’Économie à Elinor Ostrom sur ce thème va très fortement contribuer à le populariser. Les travaux d’Elinor Ostrom, fondés sur une compilation d’un grand nombre d’exemples empruntés à des sphères géographiques et culturelles très diverses (Ostrom, 1990 [trad. Française 2010]), témoignent de l’existence de formes de régulation réussie de gestion de ressources naturelles, le plus souvent renouvelables. Ces régulations sont le fait de communautés rassemblées autour de l’enjeu de la préservation de la ressource concernée, lesquelles parviennent à produire des règles plus ou moins formalisées et ad hoc pour éviter son épuisement.
Initialement appliquée à la gestion de ressources naturelles, la notion de « communs » se répand dans des directions très variées, finissant par embrasser des réalités très diverses et convoquer des approches multiples. Aux ressources tangibles ou communs fonciers, dont l’objectif est la préservation, s’ajoutent les ressources immatérielles ou communs informationnels, dont l’objectif est le partage et la dissémination. Dans un premier temps caractérisés du point de vue économique comme étant des biens « non exclusifs » et « rivaux », cette seconde caractéristique n’est aujourd’hui plus considérée comme certaine avec l’émergence des communs informationnels. Les configurations juridiques que les communs revêtent se révèlent également très variables… De sorte que, plus la notion rencontre du succès, plus son contour paraît difficile à appréhender de manière satisfaisante et synthétique. De fait, « une approche pluridisciplinaire des communs est seule en mesure d’appréhender la diversité des visions et de dépasser les nombreuses idées fausses qui les entourent » (Leyronnas, 2015). Le colloque tenu à Cerisy en 2016 et intitulé Vers une république des biens communs ? (Alix et alii, 2018) a cherché, au travers d’échanges résolument pluridisciplinaires, à « cerner le contenu du concept de biens communs et sa capacité à permettre la construction d’une nouvelle manière de vivre en société ». Dans ce colloque, Benjamin Coriat présente un commun, au sens strict, comme la réunion de trois choses : une ressource (matérielle ou immatérielle) en accès ouvert et partagé (le degré d’ouverture peut différer d’un commun à un autre) ; (ii) un système de droits et d’obligations clairement fixés par des règles stabilisées, souvent plus ou moins formalisées et/ou contraintes ; (iii) une structure de gouvernance qui veille à la préservation de la ressource et au respect des règles et, le cas échéant, change les règles.
Cette perspective est essentiellement portée par des économistes mais d’autres disciplines se sont aussi emparées des communs. Pierre Dardot et Christian Laval (2104) contribuent dans une perspective philosophique et sociologique à une élaboration théorique de la notion en insistant notamment sur les pratiques sociales de
- mise en commun » (commoning) et sa dimension émancipatrice. L’ « alternative du commun » (Laval, Sauvêtre, Taylan, 2019) apparaît comme une référence centrale pour des expérimentations ou mobilisations aussi diverses que la défense des services publics, les résistances paysannes et les mouvements altermondialistes… En sciences politiques, Pierre Lascoumes et Jean-Pierre Le Bourhis (1998) analysent ainsi l’action procédurale construisant
- par étapes un ‘bien commun’ localisé » qu’ils opposent à l’action publique fondée sur « une conception préalable de ‘l’intérêt général’ » (1998, p. 40) tandis que Claire Judde de Larivière et Julien Weisbein tentent de repérer « un sens commun du commun » dans des formes de politisation ordinaire, pratiques de discussion et de gestion collectives, situées et historicisées (2017, p. 26). Dans une réflexion juridique, Serge Gutwirth et Isabelle Stengers discutent l’ampleur des défis posés par l’articulation entre le droit en vigueur et des « communs résurgents », « capables de générer, entretenir et faire évoluer en cas de besoin les règles qui organisent leur fonctionnement et les obligations qu’implique le fait de se comporter comme un commoner » (2016, p. 336). À partir de recherches centrées sur des questions foncières en Afrique, l’anthropologue du droit Étienne Le Roy rappelle quant à lui que les communs, fondés sur le paradigme du partage plutôt que celui de l’échange (notamment marchand) au sein de la communauté, posent la question dialectique de l’inclusion et de la fermeture du groupe mais aussi, dans les sociétés contemporaines, celle de la coexistence de primo-Communs, inspirés des expériences « traditionnelles » de commoning, et de néo-Communs, créations originales et métisses réinterprétant les exigences des premiers en les combinant à la propriété privée et la marchandisation (2016, p. 622). Enfin, juriste et géographe, Daniela Festa invite à déjouer l’idéalisation du commun dans la ville : soulignant qu’il peut être produit aussi bien par des formes de coopération émancipatrices que par des logiques d’aménagement néolibérales, elle privilégie « un point de vue pragmatique et contre-hégémonique » visant à mettre le droit au service des pratiques sociales et « protéger les expériences locales de commoning » (2016, p. 244).
L’émergence ou plutôt la réémergence de la notion de communs et le renouvellement des approches qui y est associée apparaît comme potentiellement féconde pour les sujets d’intérêt de Flux. Comment cette notion peut-elle amener à penser à nouveaux frais les modes d’émergence et de gouvernance de l’objet réseau et des services urbains collectifs associés ? Quelles sont les formes d’incarnation de la gestion des services urbains collectifs qui, échappant à la dichotomie publique/privée, répondent aujourd’hui effectivement à une logique de communs ? En retour, l’analyse de la gestion de ces réseaux et services peut-elle contribuer à enrichir, voire à discuter la définition actuelle de cette notion aux contours instables ? Il apparaît nécessaire de discuter la « ressource » à considérer et l’idée de préservation qui lui est associée au sens de la philosophie des communs. Dans le secteur de l’eau, il existe un double enjeu de préservation du commun-ressource (eau naturelle) et de production du commun-service (infrastructure). Dans le domaine des déchets, une fois l’idée actée qu’il s’agit d’une ressource, l’enjeu est de s’interroger sur la distribution de cette ressource auprès des différents acteurs économiques potentiellement concernés : capture par des entreprises industrielles, maintien de filières informelles ? Dans le domaine de l’énergie, se pose notamment l’enjeu de l’insertion matérielle dans l’espace urbain de dispositifs de production d’énergie renouvelable. Cet enjeu peut être aussi décliné en matière de transport avec la diversification des solutions de mobilité. Cela invite, plus largement, à repenser la connexion entre communs, environnement matériel urbain et modes de gouvernance démocratiques.
Dans cette perspective, il est attendu des contributions qu’elles interrogent les conditions, historiques et/ou contemporaines, d’émergence et de (re)production d’infrastructures urbaines et de services collectifs utilisant la forme de « communs ». Les approches critiques fondées sur des analyses et cas d’étude empiriques permettant de « dé-essentialiser » une notion aujourd’hui trop souvent présentée sous la forme d’un idéal désirable et de diversifier une pensée des communs essentiellement portée par des économistes sont bienvenues.
Les propositions pourront notamment s’attacher aux questions suivantes :
- Où, comment et pourquoi des organisations de type « communs » s’imposent-elles parmi les formes institutionnalisées que peut prendre la production de services collectifs urbains ? Il s’agit moins ici de centrer la réflexion sur les contenus et la définition ontologique du commun que sur la manière dont ce dernier devient principe d’action dans le champ des services, comment il émerge. Si les communs sont, par leur « créativité idiosyncrasique » (Le Roy, 2016, p. 612) et leur capacité générative (Gutwirth, Stengers 2016), des réponses pragmatiques à des problèmes spécifiques à résoudre, leur « création » par des politiques de fourniture de services est-elle envisageable ? En référence à quelle(s) communauté(s) et dans quel(s) périmètre(s) dans des villes au peuplement hétérogène et ouvert ?
- Comment les services organisés sous forme de communs évoluent-ils à l’épreuve du réel et du temps ? À quelles conditions un processus de commoning et les arrangements auxquels il a conduit perdurent-
ils ou se renouvellent-ils ? Comment, éventuellement, s’érodent-ils jusqu’à disparaître des registres de justification de l’agir collectif ? Ce qui fait commun dans les moments fondateurs peut-il survivre aux communautés et coalitions instigatrices du processus de commoning ?
L’analyse des services urbains donne-t-elle des clefs pour comprendre les conditions de préservation ou de (ré)émergence de formes organisationnelles (coopératives, entreprises sociales…) et de régulations à l’origine de communs dans des villes acquises au marché et à la propriété privée ? À quelles conditions des espaces de gouvernance participative et des modalités de délibération collective peuvent-ils être protégés ou suscités ?
Les finalités poursuivies sont-elles partout comparables ? La construction de règles et d’arrangements partagés vise-t-elle d’abord un fonctionnement pérenne du service, un accès équitable, une transformation sociale à des échelles plus larges, une co-production de nouvelles régulations avec les pouvoirs publics, etc. ?
Comment penser la relation entre communs et infrastructures matérielles dans la production des services ? Monopoles naturels « réfractaires au marché non organisé », les infrastructures urbaines sont, comme les communs, un « condensé historique de rapports sociaux » construits autour de matérialités singulières (Jeannot, 2017). Comment expliquer que la production de services essentiels se construit, ici, dans le cadre d’une propriété et d’une gestion publiques, là, dans celui d’une propriété et d’une gestion partagées ? Quelles relations ces deux modes entretiennent-ils alors que la logique d’offre monopolistique est, dans les Nords comme dans les Suds aux constructions infrastructurelles inachevées, tendanciellement remise en cause au profit de logiques de fourniture calées sur les profils socio-géo-économiques de divers segments de clientèles ? Ces évolutions et leurs incertitudes sont-elles propices à l’émergence de solutions nouvelles, entre public et marché ? Les communs résurgents favorisent-ils une re-conceptualisation de leurs matérialités constitutives ?
Modalités de soumission
Les auteur.e.s enverront une proposition d’article de 4 000 caractères maximum, accompagnée d’un bref curriculum vitae mentionnant les coordonnées complètes et affiliation institutionnelle.
Elles sont à adresser avant le 2 décembre 2019 à :
bernard.de-gouvello@enpc.fr et sylvy.jaglin@enpc.fr
Sur la base des résumés pré-validés par le comité de rédaction de la revue Flux, les auteur.e.s auront jusqu’au 4 mai 2020 pour envoyer la version complète de leur article. Celui-ci correspondra aux standards de la revue (cf. note aux auteurs), à savoir un texte de 50 000 caractères maximum (espaces compris), un résumé de 1000 à 1500 caractères en français et en anglais, ainsi qu’une notice biographique de 600 caractères environ.
Plus d’informations sur la revue Flux et le guide pour les auteurs : http://www.cairn.info/revue-flux.htm
Coordination
- Bernard de Gouvello
- Sylvy Jaglin
Références bibliographiques
Alix N., Bancel J.-L., Coriat B., Sultan F. (coord.), 2018, Vers une république des biens communs ?, Paris : Les liens qui libèrent.
Coriat B., 2013, Le retour des communs. Sources et origines d’un programme de recherche, Revue de la Régulation [en ligne], 14 /2ème semestre / Autumn 2013. DOI: 10.4000/regulation.10463
Dardot P., Laval Ch., 2014, Commun – Essai sur la révolution au XXIème siècle, Paris : La Découverte.
Festa D., 2016, « Les communs urbains. L’invention du commun », Tracés. Revue de Sciences humaines [En ligne], #16. DOI: 10.4000/traces.6636
Gutwirth S., Stengers I., 2016, Le droit à l’épreuve de la résurgence des commons, Revue juridique de l’environnement, 41 (2), p. 306-343.
Hardin G., 1968, The Tragedy of the Commons, Science, Vol. 162, Issue 3859, p. 1243-1248.
Jeannot G., 2017, Les communs et les infrastructures des villes, in : Chatzis K., Jeannot G., November V., Ughetto P. (eds), Du béton au numérique, le nouveau monde des infrastructures, Bruxelles : Éditions PIE Peter Lang SA, p. 341-350.
Judde de Larivière C., Weisbein J., 2017, Dire et faire le commun. Les formes de la politisation ordinaire du Moyen Âge à nos jours, Politix, vol. 30, n°119, p. 7-30.
Lascoumes P., Le Bourhis J.-P., 1998, Le bien commun comme construit territorial. Identités d’action et procédures, Politix, vol. 11, n°42, p. 37-66.
Laval Ch., Sauvêtre P. et Taylan F. (dir.), 2019, L’alternative du commun. Actes du colloque de Cerisy-la-Salle, du 8 au 15 septembre 2017, Paris : Hermann éditeurs.
Le Roy É. 2016, Des Communs ‘à double révolution’, Droit et société, 3 (n° 94), p. 603-624.
Leyronnas S., 2015, Groupe de travail “les Communs”. Note 1 : revue théorique et bibliographique sommaire, août, Paris : AFD/ERS/ReD.
Ostrom E., 1990 [trad. Française 2010], Governing the commons. The evolution of institutions for collective actions, Cambridge: Cambridge University Press.