En ouvrant 2019 par la publication, sur son blog Silex, d’une série de billets intitulée « Accueillir les Non-Humains dans les Communs », Lionel Maurel nous invite, en revisitant la théorie des communs, à débattre sur les relations entre les Communs et les Non-Humains.
Une série de cinq ou six billets par Lionel Maurel à suivre en janvier sur Silex.
Extrait :
Les Communs questionnés par l’émergence des « droits de la nature »
« Faut-il reconnaître la Seine comme une « entité vivante» ? La question pourrait paraître à première vue incongrue. C’est pourtant une revendication portée par l’association « La Seine n’est pas à vendre », destinée à ce que le fleuve soit doté d’une personnalité juridique pour faire valoir ses droits en justice, notamment face à des projets d’aménagement qui menaceraient son intégrité. Si une telle idée détonne avec la tradition juridique occidentale, elle peut se prévaloir de plusieurs précédents ailleurs dans le monde. On pense notamment à la reconnaissance en 2017 par la Nouvelle Zélande de la qualité de sujet de droit, d’abord à la rivière Whanganui, puis au Mont Taranaki, dans le cadre d’un processus de réconciliation avec les populations Maori. La même année, une décision de justice a consacré en Inde le Gange et un de ses affluents, le fleuve Yamuna, comme « des entités vivantes ayant le statut de personne morale» afin d’ouvrir de nouvelles voies d’action pour protéger ces cours d’eau contre la pollution qui les dévaste. Et plus récemment en avril 2018, c’est en Colombie que la Cour suprême, saisie d’une requête par 25 enfants, a attribué la qualité de sujet de droit à la portion de l’Amazonie située sur son territoire. Ces évolutions s’inscrivent un mouvement plus vaste de consécration des « droits de la nature », que l’on trouve depuis 10 ans inscrits dans les constitutions de pays comme la Bolivie ou l’Equateur, en lien avec la figure de la Terre Mère (Pacha Mama) et la notion de Buen Vivir (Bien Vivre)[6]. Son ampleur dépasse les seuls pays du Sud, puisque plusieurs villes aux Etats-Unis ont d’ores et déjà adopté des régulations basées sur la reconnaissance des droits de la nature, en écho à des revendications formulées dès les années 70.
Des forêts, des rivières, des montagnes dotées de droits opposables devant les tribunaux pour les protéger face aux tentatives d’appropriation et d’exploitation abusives : à première vue, les finalités poursuivies semblent proches de celles qui se trouvent au fondement des Communs et des luttes séculaires menées aux quatre coins du Globe contre les phénomènes « d’enclosure ». La notion de Communs (ou de biens communs) a fait ces dernières années un retour remarqué, depuis l’attribution en 2009 du prix de la Banque de Suède – dit « prix Nobel d’économie » – à la chercheuse américaine Elinor Ostrom pour ses travaux sur la gouvernance des « Commons Pool Resources » (CPR). Initialement appliquée à la gestion durable des ressources naturelles mises en partage, la notion de Communs s’est déployée depuis dans de nombreux autres champs (Communs de la Connaissance, Communs numériques, Communs sociaux, Communs urbains, etc.). En France, elle fait l’objet d’un intérêt croissant de la part du monde académique, attesté par la parution en 2017 aux Presses Universitaires de France d’un « Dictionnaire des biens communs », regroupant les contributions de plusieurs dizaines de chercheurs issus d’une pluralité de disciplines.
La sphère militante n’est pas en reste et de nombreuses revendications, notamment en matière d’écologie, se font sous la bannière des Communs. On peut songer aux mouvements agissant pour la reconnaissance de l’eau comme bien commun, à des initiatives visant à instituer des forêts ou des bassins versants comme des Communs ou aux combats des paysans pour la préservation des droits d’usage sur les semences traditionnelles. En France, le terme est récemment réapparu à Notre-Dame-des-Landes, dont les habitants ont revendiqué la qualité de « Laboratoire des Communs » pour légitimer la poursuite de l’occupation au-delà de l’abandon du projet d’aéroport. Une tentative est d’ailleurs toujours en cours pour racheter une partie des terres de la ZAD afin de les ériger en propriété collective et poursuivre la « pratique des Communs » sur ce territoire. La connexion avec les « droits de la nature » est ici évidente et elle s’exprime par exemple dans le célèbre mot d’ordre des Zadistes de Notre-Dame-des-Landes, qui en porte la trace : « Nous ne défendons pas la Nature ; nous sommes la Nature qui se défend ».
Pour autant – et de manière assez surprenante -, les analyses croisant explicitement la thématique des Communs avec celle des « droits de la nature » sont encore assez rares, alors même que leur mise en relation fait surgir des questions importantes et, dans une certaine mesure, perturbantes pour les Communs. »